1re table ronde

Une faille généalogique ?

Il s’agit, dans cette première table ronde de l’édition 2016, de prendre du recul, de s’inscrire dans le temps long et de « penser l’événement pour ne pas succomber à l’actualité », comme le recommandait si justement Hannah Arendt. Qu’en est-il des relations lointaines entre l’Europe et l’Islam ? Peut-on parler d’une faille généalogique ? Comment interroger les fondements, les références profondes à partir desquelles se nouent et se dénouent ces relations ?

Plusieurs récits s’affrontent et parmi eux, porté par la violence de l’actualité et le choc des attentats, celui de la conflictualité et de l’incompatibilité entre ces deux « mondes » devient prépondérant. Tout opposerait, depuis toujours, telle une évidence indiscutée, « Mahomet et Charlemagne », selon la vieille thèse d’Henri Pirenne. Face à face et non pas côte à côte. La violence, le djihad, la conquête, la croisade… La croix contre le croissant, et rien entre ces deux mondes, sinon une faille irréductible. Une telle construction de l’histoire est réductrice et elle ne prend pas en compte tous les passeurs qui relient, depuis des siècles et jusqu’aujourd’hui, les deux rives de la Méditerranée.

Et si nous tentions de faire un pas de côté, d’échapper, l’espace d’un moment, à l’emprise de l’actualité pour tenter de penser ensemble ce qui nous sépare et ce qui nous relie, sous le signe d’Averroès ?

Et si nous prenions le temps, comme nous y invite notamment Ali Benmakhlouf, de « lire les philosophes arabes » ?

Une autre histoire alors apparaît, une généalogie partagée faite de transmissions, d’occultations et d’oppositions aussi, entre écoles, où la falsafa, la philosophie, n’est pas seulement considérée comme une « science étrangère ». Et si les failles qui se dessinent étaient d’abord intérieures ? Au sein même des religions, le cheminement est conflictuel entre raison et révélation et les chemins de la vérité sont pluriels face aux certitudes du dogme et aux pouvoirs de la foi. Ces questions traversent et travaillent le monde chrétien, le monde juif comme le monde musulman…

Peut-on surmonter la faille à travers la pensée philosophique ? À partir de quelles généalogies ? Des lectures « ouvertes », fondées sur l’usage de la raison, permettent-elles de fonder une humanité commune ? De telles approches ne sont-elles pas de vains combats alors que l’attente des sociétés est le plus souvent faite de certitudes, notamment religieuses ? Que peut-on attendre d’une pensée critique dans le contexte actuel ?

Par-delà les discours de guerres, d’identités, de civilisations ou de religions, qui prolifèrent aujourd’hui et qui menacent la paix civile, quelle place donner, ou rendre, à la philosophie de langue arabe ? Y a-t-il là un chemin de vérité par-delà les certitudes ? Un art de la conversation à retrouver qui permettrait de libérer une parole enfouie ?

Le diagnostic établi par le psychanalyste Fethi Benslama est néanmoins rude. Il existe « un furieux désir de sacrifice » qu’il s’agit de regarder bien en face. Le discours de la fin des temps, de l’accomplissement par le martyre, qui permet enfin d’exister face au vide, à l’anonymat, à la perte de tout repère, devient attirant, convaincant et produit une immense violence. Une faille s’ouvre au cœur même de l’Être, blessure de l’idéal islamique qu’il s’agit de combler par la surenchère du « surmusulman ». Existe-t-il d’autres chemins pour combler cette faille ? L’amour de la haine a un effet viral qui se propage et peut susciter la guerre de tous contre tous : comment éviter un tel saut dans le vide ? Les failles de l’identité, singulièrement chez les jeunes générations, poussent à la radicalisation : existe-t-il des voies/voix pour en sortir ? Quelle est la part de l’islam dans tout cela ? Peut-on parler aujourd’hui d’un « désespoir musulman » ?

La place du doute, du questionnement philosophique et scientifique n’est pourtant pas absente du monde de l’islam, comme le montre la philosophe Pauline Koetschet. Que s’est-il donc passé avec cet héritage ? A t-il été englouti ou marginalisé ? Les liens avec la pensée grecque sont profonds dans la philosophie arabe, est-ce un chemin pour surmonter la faille ? À quelles conditions serait-il possible de renouer avec cette pensée critique ? Un « islam méditerranéen », comme le nommaient Jacques Berque et Mohammed Arkoun, serait-il un horizon à explorer ? Comment mieux travailler avec des chercheurs et des spécialistes de l’autre rive, à partir d’une approche décentrée et d’une lecture renouvelée des textes fondateurs ?

L’islamisme, cet usage politique du religieux, peut-il être considéré comme une révolution culturelle, comme l’affirmation d’une indépendance symbolique à partir de ses propres valeurs et catégories, après l’indépendance politique et économique ?

François Burgat interroge la forme islamique du politique, notamment comme horizon d’attente des sociétés arabes contemporaines. Existe-t-il une alternative crédible à l’islamisme ou sommes-nous dans un processus inéluctable ? Que signifie « comprendre l’islam politique » ? Peut-on parler d’une globalisation du ressentiment ? Sur quoi est-il fondé ? Comment interpréter la violence politique qui est à l’œuvre dans ces sociétés et quelle est la part prise dans ces processus par les gouvernements européens et américains ? L’urgence est-elle plutôt de « réformer l’islam » ou de changer de politique internationale ?

D’autres généalogies peuvent-elles voir le jour ? Est-il encore possible de surmonter la faille ou les antagonismes politico-religieux, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, sont-ils appelés à devenir prépondérants ?

Table ronde animée par Jean-Christophe Ploquin, La Croix
jeudi 10 nov. 2016, 15h
La Criée, grand théâtre

Les intervenant·e·s